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Analog Collector - le blog
1 février 2012

Chet Baker - Interview de Frédéric Thomas, fondateur du label Sam Records

Quelques mots sur Chet Baker

image004Chet Baker naît à Yale aux Etats-Unis 1929 et commence à étudier la musique dès l’adolescence, avant de se produire dans des orchestres de danse. Il joue en 1946 dans l’orchestre de l’armée américaine, stationné en Allemagne, et se passionne pour la vague Be bop et les orchestres blancs de l’époque, comme celui de Woody Hermann. Revenu à la vie civile, il fait ses premiers grands pas avec Stan Getz, Charlie Parker et surtout Gerry Mulligan, qui le convie à enregistrer avec lui, avant de créer son propre ensemble. Il devient rapidement célèbre pour ses sensuelles et longues improvisations à la trompette, toujours menées avec soin, qui font les délices des amateurs de jazz.

En 1954, Chet Baker est élu trompettiste de l'année par de nombreux magazines de jazz. Avec son quartet, il se rend en Europe en 1955 et sa sincérité enchante le public venu en nombre l’acclamer à ses concerts. Il signe un contrat avec le label Barclay et grave alors quelques-unes de ses meilleures faces. Traumatisé par la mort de son pianiste, Dick Twardzick, Chet Baker revient l’année suivante aux Etats-Unis, avec un style plus mature et moins délicat aussi, et enregistre pour le label Riverside. Il devient une véritable icône, apprend le bugle, à la sonorité plus ronde que la trompette, mais son addiction à l’héroïne commence à lui poser de sérieux problèmes avec la justice américaine. Il sera arrêté, emprisonné, voire expulsé des pays où il se produit, de nombreuses fois.

À partir de 1965, miné par la drogue et l’alcool, sa popularité est en berne. Victime d’un règlement de compte avec des dealers – mâchoire fracturée, dents cassées – en 1966, il sera privé de scène jusqu’en 1973. Il apprend à jouer avec un dentier, repart en Europe et enregistre de nombreux albums. Au début des années 1980, sa musique devient plus profonde, presque introvertie. Alors que ses qualités musicales sont au plus haut, Chet Baker décède mystérieusement en tombant de la fenêtre de sa chambre d'hôtelà Amsterdam, le 13 mai 1988, sous l’emprise de substances illicites.

Sam Records vient de rééditer en vinyle l’un des tout premiers disques européens de l’artiste, avec Dick Twardzik au piano, Jimmy Bond à la contrebasse et Peter Littman à la batterie. Nous avons rencontré à Paris le fondateur de ce jeune label, Frédéric Thomas, et l’avons interrogé sur l’aventure de cette réédition, ses méthodes de travail et ses projets. 

PochetteChetBaker


Qu’est-ce qui vous a poussé à rééditer ce disque de Chet Baker ?

Il y a plusieurs raisons. La première, c’est qu’il s’agit de son premier disque enregistré en France lorsqu’il est arrivé en 1955. La seconde, c’est que ce disque est musicalement superbe et toutes les compositions sont fort bien jouées. La troisième, c’est la sensibilité à fleur de peau de tous les musiciens que l’on ressent tout au long de l’enregistrement. La dernière, c’est qu’il s’agit d’un album très important de Chet Baker, car il était, à cette époque, très ami et complice avec son pianiste, qui allait mourir d’une overdose quelque temps après l’enregistrement. Chet devra donc créer une nouvelle formation. J’ajouterais enfin que ce disque de Chet, avec Dick Twardzik, est aujourd’hui totalement introuvable en vinyle sur le marché de l’occasion. Ce pressage de Chet a dû passer deux fois seulement en salle des ventes en dix ans. Il a été réédité une seule fois en vinyle, à ma connaissance, en Espagne, et j’estime à une centaine le nombre d’exemplaires en circulation sur le marché ou dans les collections de disques microsillons des amoureux de jazz.


Que représente-t-il dans la carrière du musicien ?

C’est un disque sur lequel Chet ne chante pas, ce qui est très différent de ce qu’il a fait auparavant pour le label Pacific aux Etats-Unis. Il ne chantera du reste sur aucun de ses disques réalisés en France. C’est aussi un disque charnière. Dans son opus suivant, on a l’impression que le trompettiste n’est plus le même. Visiblement, la mort tragique de son pianiste l’a beaucoup marqué. Outre la disloquation du Quartet, à laquelle a conduit cette disparition brutale, je dirais que Chet allait perdre un peu sa sensibilité. Le monde s’est écroulé et le trompettiste se mettra ensuite à boire et à se droguer toujours plus.


Comment qualifieriez-vous la « Chet Baker's touch » de cette époque ?

C’est presque un musicien qui fait l’amour avec sa trompette ! [rires]. Miles Davis faisait aussi la même chose, d’une certaine façon, mais Chet le fait avec davantage de douceur, de rondeur, plus de souplesse aussi. Il susurre la musique. Il chantait du reste de la même façon qu’il jouait de la trompette.


Comment déterminez vous le choix des disques que vous rééditez ?

Il faut que ça me plaise et que l’enregistrement soit vraiment une rareté.


La pochette du disque est très soignée. Comment avez-vous vous fait ?

J’ai déjà réédité un disque du saxophoniste Nathan Davis, en 2006, avec un imprimeur de grande qualité. Je tenais à trouver un prestataire capable de réaliser une pochette à rabats, soignée, comme ce qui se faisait dans les années 1950 et 1960. Comme j’ai été très content de cette collaboration, j’ai choisi le même imprimeur pour le disque de Chet Baker.

Pour le visuel, ma longue expérience de professionnel de l’image m’a été très utile. J’ai directement contacté l’auteur de la photo, Jean-Pierre Leloir, et la rencontre s’est très bien passée. On a parlé très peu d’argent et discuté pendant près de deux heures de musique et de photographie. Bref, nous nous sommes très bien entendus. J’ai eu accès directement à ses négatifs. Jean-Pierre est malheureusement décédé alors que la réédition du disque de Chet Baker était déjà lancée, mais j’ai continué à avoir accès à son fonds d’images grâce à sa fille et à son assistant.

Je reproduis les pochettes de mes rééditions à l’identique mais, pour la photographie de couverture, je tiens toujours à repartir soit du négatif original, soit d’un bon tirage papier, voire d’un scan du négatif, et je refuse de me contenter d’un fac-similé comme n’hésitent pas à le faire certains éditeurs peu scrupuleux.

En ce qui concerne la typographie, tous les textes ont été tapés avec la police d’époque et il ne s’agit en aucun cas d’un simple scan d’une pochette ancienne. J’ai tout fait pour reproduire la pochette originale de 1955 avec des techniques d’impression les plus modernes.


Parlez-nous de la partie « masterisation » de cette aventure discographique.

Cette étape a été assez longue et compliquée, car on ne trouve plus guère en France de techniciens du son capables de travailler uniquement en analogique. L’idéal aurait été d’aller aux Etats-Unis, car c’est là-bas que l’on trouve les meilleurs spécialistes de l’analogique, éventuellement en Allemagne ou en Angleterre. Comme je n’avais pas l’autorisation de sortir les bandes de l’enregistrement de France, j’ai opté pour leur numérisation en haute définition dans un studio parisien avant de faire préparer des laques pour le pressage du vinyle par François Terrazzoni, qui a fait des prises de son pour les labels Decca et Philips dans les années 1970. Le résultat est très réussi, de l’avis de tous ceux qui ont écouté le produit final. L’objectif initial était d’être le plus proche possible du pressage des années 1950, bien qu’il y ait toujours des petites pertes d’informations musicales avec des bandes qui ont plus de cinquante ans. Aucune compression n’a été apportée au son, pas de dynamique ajoutée non plus. On a juste parfois modulé les extrêmes aigus et les extrêmes graves.


Quelles sont les contraintes ?

Si les bandes sont très bien conservées, ce qui a été le cas, et qu’on les confie à un technicien de talent, on arrive facilement à un bon résultat.


Comment voyez-vous la place du vinyle aujourd’hui ?

Il s’agit d’une toute petite niche. Il y a deux types de vinyles aujourd’hui : ceux réalisés à partir d’un disque compact, en dépit du bon sens, aux résultats sonores hasardeux ou similaires au CD, sans que ne soient payés aucun droit d’auteur, ni aux artistes ni aux auteurs des photographies des pochettes ou à leurs ayant-droits. On enlève les logos des labels d’origine, le nom des photographes et c’est ni vu, ni connu ! C’est environ 80 % des rééditions de disques de jazz en vinyle aujourd’hui. C’est tout simplement du pillage, le plus souvent de catalogues américains et européens. Et puis il y a les pressages de qualité, comme ceux de Speakers Corner en Allemagne, qui sont réalisés à partir des bandes analogiques originales. Les pochettes sont imprimées à partir des photographies et des documents d’époque. Ces disques sont au final de beaux objets que l’on prend vraiment plaisir à regarder et à écouter.

LesterYoung


Après la réédition du disque de Chet Baker, vous vous êtes attelé à celle d’un enregistrement de Lester Young – un musicien pour lequel Chet avait beaucoup d’admiration – réalisé aussi à Paris. C’est tout frais. Parlez-nous en.

image005C’est le dernier disque de Lester Young, enregistré le 4 mars 1959 dans les studios Barclay, à Paris. À l’époque, Lester Young était fatigué, vieilli, rongé par l’alcool et ne mangeait quasiment plus. On sent cette usure à l’écoute de cette publication. Il allait mourir quinze jours après ! Mais, c’est pourtant bien Lester Young, c’est bien lui qui pleure avec son saxophone. Ce n’est pas son meilleur disque, certes, mais c’est un témoignage très émouvant du très grand artiste qu’il a été auparavant. C’est comme les derniers disques du saxophoniste Coleman Hawkins ou de la chanteuse Billie Holiday, ça compte et c’est fort. Curieusement, ce disque de Lester n’est pas tout de suite sorti en France mais uniquement aux Etats-Unis, avec une qualité sonore assez mauvaise. Le son du pressage américain est très étouffé par rapport au son du pressage européen. Les bandes originales de l’enregistrement final ont semble-t-il disparu. Je suis donc parti d’une copie de 1975, un « mono-mono ». C’est à dire qu’on lit les bandes uniquement sur la voie de droite ou de gauche. Il a donc fallu dupliquer la piste mono, lors de la phase de numérisation des bandes, sur l’autre voie. On a remonté un peu le niveau du saxophone de Lester Young pour retrouver une cohérence sur son placement par rapport aux autres musiciens, ce qui a pris du temps, afin de se rapprocher les plus possible de ce que l’on pouvait entendre sur les bandes originales.


Quel est votre prochain projet de réédition ?

Je compte rééditer un disque du saxophoniste Barney Wilen enregistré pour la Guilde du jazz en 1957. Je ne pourrai pas, hélas, a priori, partir des bandes originales, mais d’un vinyle en parfaite condition. Les éventuelles imperfections seront entièrement nettoyées lors de la phase de numérisation.

 

Propos recueillis par Philippe Demeure pour Analog Collector

Note technique : 07/10 – Prise de son très intelligible et instruments bien intégrés dans l’acoustique des studios de l’époque. Du relief. Le résultat est étonnant compte-tenu des contraintes de départ. 

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